Il a dix ans. Peut-être neuf. Son père l’a emmené, lui et sa sœur, rue de la Huchette, pour manger des « sandwichs grecs ». C’est la première fois qu’il vient dans ce quartier. Ils se sont garés plus bas et remontent à pied le boulevard Saint-Michel. Il se retourne, et il voit Notre-Dame derrière lui. Là encore, c’est la première fois. Il a 23 ans. Il est étudiant en lettres modernes. Il suit un module sur les écrivains roumains d’expression française. Il étudie Panaït Istrati, Emil Cioran, Mircea Eliade, Tristan Tzara et Eugène Ionesco. Il sort du théâtre de la Huchette. Il vient de voir la pièce La Cantatrice chauve. Il a 28 ans. Au milieu des livres usés proposés dans les étals devant la librairie Shakespeare & Company, il a trouvé un exemplaire de poche d’Ada or Ardor de Vladimir Nabokov. Il a 19 ans. Il vient de passer un an dans le Middle West, à Topeka, Kansas. C’est George Whitman qui lui tend le titre qu’il recherche : On the road, de Jack Kerouac. Dans la foulée, il lit tous ses autres livres, de même qu’il lit tous ceux d’Henry Miller. Il est assis square Viviani. Il a 25 ans. Il écrit une nouvelle qu’il ne finira jamais, mais qui le hantera toujours. Il est devant le studio Galande. Il a 17 ans, il est vingt-deux heures, nous sommes le samedi 14 avril 1984. Il s’apprête à voir le Rocky Horror Picture Show. Il le verra en tout près d’une centaine de fois. Il a 14 ans. Il est rue Dante, à la librairie Temps Futurs. Au sous-sol, on y trouve des comic books américains. Il a 26 ans. Il vient là presque tous les jours, à l’occasion d’une rétrospective Godard au cinéma Champo. Il observe furtivement l’étudiante assise un peu plus loin. Il aime la façon qu’elle a d’agiter sa cuillère dans son café. Elle n’est pas seule. Lui non plus. Il la trouve jolie. Il a 40 ans. Il sort du musée Cluny. Il remonte la rue des écoles et reconnait la brasserie. Il entre, commande un café et une omelette au serveur aux longues moustaches tombantes qui, apprendra-t-il plus tard, s’appelle Lionel. Il se souvient de la jeune femme entr’aperçue quatorze ans plus tôt. Il a 32 ans. Il sort de la librairie Un regard moderne, rue Gît-le-Coeur. Il a acheté deux numéros d’une luxueuse revue italienne, Glamour. L’un est consacré à Alex Toth, l’autre à la représentation de la femme dans la littérature populaire américaine, entre 1930 et 1960. Il a 15 ans et il pousse pour la première fois la porte de la librairie Actualités, au 38 rue Dauphine. On lui a donné cette adresse, il vient y chercher des comic books anciens. Il reviendra souvent ici, où sur les étagères Alan Ginsberg côtoie Guy Debord et Jack Kirby. Tous les mercredis, il s’en souvient, puis, plus tard, chaque fois qu’il remontera à Paris. A 20 ans, il passe des heures ici à discuter avec Pierre S., assis à son bureau sous un portrait de Fernandel. Il a 39 ans. Il est libraire et vit dans le Sud. Il apprend la mort de Pierre S. Il sait ce qu’il lui doit. Il n’a jamais pu le lui dire.
Tout l’été, pendant dix semaines, François Bon anime un atelier d’écriture sur le net. Chaque dimanche, une proposition est mise en ligne sur tiers livre. A chacun des participants ensuite (une quarantaine, pas moins !) d’en livrer jusqu’au jeudi suivant son interprétation sur ouvrez.fr.
Pour la semaine 4, deux exercices sur le thème de « laisser entrer les personnages » :
– deux personnages, même principe d’écriture (suite de « il a » + âge + proposition complément, sans chronologie, et laissée dans son état de connaissance très partielle du personnage) ;
– un personnage qui soit lié à votre premier texte, et un personnage forcément fictif puisque construit depuis le récit d’un autre des participants, selon affinité.
Je me suis servi du lieu de Delphine R. pour cet exercice, mais je n’ai pas respecté à la lettre la consigne : il y a dans mon texte une part autobiographique (et je vous laisse démêler le vrai du faux !).
Pour les curieux, l’ensemble de mes contributions à l’atelier sont accessibles ici.
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