Août 1975. La famille presque au complet réunie pour un repas dominical. Les grands-parents, la fratrie, les oncles, tantes et cousins, neveux et nièces, 15 ou 20 personnes peut-être, la table dressée dans le jardin depuis le matin, à l’ombre du cerisier. Bientôt midi, son frère en chemin, la campagne, routes désertes, le voilà sur son vélo à sa rencontre. Quelques kilomètres à peine, une longue ligne droite jusqu’à Cessoy, un embranchement avant de se croiser et revenir ensemble. Cessoy, rue principale. Le bar, en angle, face à la place. Trois étés auparavant, frangins et cousins, tous plus âgés, autour du baby-foot. Les petits, la soeur et le frère, 3 et 5 ans respectivement, sur la margelle du puits. Image si proche, quelque chose comme du présent étiré, pas même encore un souvenir pour l’enfant en bicyclette traversant le village ; pareil, le tintement des verres de Picon-bière, la balle en liège claquant contre les parois du baby-foot et les éclats de voix joyeux en provenance du café. Les pensées parasites, les noms mélangés dans sa tête, droite, gauche, la valse-hésitation, le vélo lancé, tant pis ; embranchement raté, le rendez-vous manqué, un tour quand même direction Donnemarie-Dontilly avant de rentrer. Le garçon seul, cheveux au vent, sourire aux lèvres, savourant les derniers instants de liberté avant la réunion de famille, la table et les rires gras des adultes. La nationale, les véhicules à vive allure, klaxons, embardées, gravier, sueur froide, mais le vélo toujours debout. Un sentier, à droite ; au bout, fermé par des barbelés, une usine à bois. Odeurs de sève et d’huile, hangar à ciel ouvert, les machines aux lames tranchantes, tapis roulants à l’arrêt ; l’enfant sa bécane à la main, seul, heureux, dans le bourdonnement rassurant des insectes du sous-bois avoisinant, et le vrombissement assourdi des voitures désormais loin. Passé Montereau, Longueville, Sainte Colombe et les environs de Provins, passé La Chapelle-Saint-Sulpice, Saint Loup de Naud, passé les champs, les rouleaux de foin, les vaches et le cimetière, un virage et au bout de la rue, enfin, la maison familiale. Vertiges, jambes flageolantes, combien de temps depuis midi ? 5 ou 6 heures au moins. Les gendarmes devant la bâtisse, gyrophares au ralenti, les voisins, les cousins, la grand-mère Clémentine, bras levés en voyant le vélo. « Bravo », elle s’écrie, applaudit, les larmes aux yeux. Mon père, sa main sur mon épaule, m’attire à lui et dit : « allez, viens. On va pouvoir appeler ta mère. » « Bravo », elle en parlera longtemps de sa réaction ce jour-là, Clémentine. « J’étais bête », elle dira, et chaque fois, elle aura les larmes aux yeux. Mon père, lui, n’en reparlera jamais.
Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.
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