LA DERNIERE PHOTO — (No direction home)

La voiture, une Blackhawk III de 1973, noire, intérieur rouge en cuir, est à l’arrêt, au point mort, devant le 3746 Elvis Presley Boulevard. Sur le trottoir de droite, il y a un policier en uniforme, et deux femmes qui s’avancent. Le policier porte une chemisette parce qu’on est en été. L’une des deux femmes, chemisier et foulard rose, un large chapeau sur la tête, se penche pour mieux voir les occupants du véhicule. Ils sont quatre à l’intérieur, une femme et trois hommes — la femme est assise à l’avant sur le siège passager —, mais de là où nous sommes, de l’autre côté du véhicule, en face de la femme en rose, seul le chauffeur est visible.. La femme en rose porte des lunettes de soleil, comme l’homme qui conduit la voiture. Or, c’est la nuit. Vous auriez l’heure ? a demandé Nancy à une dame qui se tenait près d’elle. il est minuit passé de vingt-huit minutes, elle a répondu. La réponse peut paraître étonnamment précise, mais voilà, nous sommes en 1977, c’est le temps des premières montres à quartz à affichage digital.
De la main droite, le chauffeur tient son volant. Il a levé la main gauche, comme pour faire un signe à quelqu’un, mais c’est un signe étrange, sa main est ouverte et ses doigts écartés. Il sourit, on peut dire qu’il sourit, et il doit sourire à la personne à qui il adresse un signe, pourtant son regard semble déjà tourné ailleurs. Il porte une chemise à jabots bleue, et par-dessus un blouson noir à rayures blanches. Tout près de sa vitre, il y a une femme qui porte une enfant dans ses bras. Elle a les cheveux bruns, longs, tirés en arrière. La petite fille est blonde, soquettes blanches et robe à frou-frou. Derrière elles, un homme, Robert Call, cheveux mi-longs, moustache tombante, chemise hawaïenne à fleurs, jean et baskets, tient à la main un appareil photo muni d’un flash, un Kodak Instamatic, qu’il a acheté 20,95 $ chez lui, à Pierceton, dans l’Indiana. Je n’oublierais jamais comment ça s’est passé : je tenais Abby dans mes bras, pratiquement collée à la vitre de la Blackhawk. Elle hurlait littéralement de joie, en faisant de grands signes de la main. Il a arrêté la voiture l’espace de quelques secondes, s’est tourné vers nous et a souri à la petite en lui faisant un signe de la main. Robert était derrière avec son appareil, c’est là qu’il a pris la photo.
Le policier, bracelet-montre doré au poignet gauche, semble indifférent à l’agitation autour du véhicule. La scène, de toute façon, ne dure pas plus d’une minute.
12 h 28 quand je déclenche le flash. À 12 h 30, la voiture a disparu. Comme je suis le seul a avoir pris une photo, il y a ces deux femmes, elles s’appellent Sharon Reardon et Rose Finley — Rose me dit qu’elle est de Berkeley, Montana —, qui sont venues me demander de leur en envoyer une copie. Robert et Nancy ont quatre enfants, mais on ne connaît qu’Abby. On ne connaît qu’elle, parce que c’est à elle qu’il a souri, qu’Abby a quatre ans et qu’elle souffre d’un cancer de la peau qu’on ne peut plus soigner. Pourtant, c’est lui qui meurt le premier, à peine quelques heures plus tard. On a appris la mort d’Elvis en rentrant, à la télévision. C’était terrible. Nous venions tout juste de voir cet homme, et il riait et nous faisait des signes de la main. Alors Abby a dit la chose la plus adorable qui soit. Elle a dit : je parie qu’il va devenir un ange.

National Enquirer

No direction home est un projet littéraire qui s’écrit d’abord sur le web. C’est le récit d’un voyage à travers les États-Unis, à différentes époques ; le récit d’un voyage intérieur dont le principe est expliqué ici.

Comments

5 réponses à « LA DERNIERE PHOTO — (No direction home) »

  1. Avatar de louv'

    On y est, on y croit…c’est super !

    1. Avatar de Ph.C.

      Merci Louv’.

  2. Avatar de zwitterion80

    Oui, merci pour ce recit 😉

    1. Avatar de Ph.C.

      Merci à toi !

  3. Avatar de L’IMPOSSIBLE RETOUR — (No direction home) | Rien que du bruit

    […] époques ; le récit d’un voyage intérieur dont le principe est expliqué ici. Ce texte, comme le précédent, a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon, un […]

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