Du lointain | tout un été d’écriture

Nord lointain
Au loin, la ville coule à pic dans l’arborescence des réseaux électriques. Avec ses habitations illuminées le soir, bordées d’ormes et de cèdres, la ville lointaine est un phare qui prévient des périls lorsqu’on y revient à pied. Pourtant, le peuple des caravanes hésite à emprunter la piste rouge : la piste est hantée dit-on ; du sol surgissent les indiens morts plusieurs siècles plus tôt dont on a jeté là les corps sans même prendre la peine de les porter en terre. La rivière, en contrebas, sert de cimetière aux disparus. De rares voitures passent à tombeau ouvert sur la route de terre, avant de se fondre dans la nuit, en direction de la ville inventée. Je me croyais seul. Au bout d’un moment, quelqu’un m’appela depuis la forêt touffue qui précède la vallée des sépultures, le territoire fantôme. L’automne, me dit la voix, est ici propice à la méditation et à la médiation entre les vivants et les morts. Je quittais mon chemin, me dirigeais au nord, là où la terre est nue, où s’incarnent les légendes. Là d’où venait la voix de mon compagnon d’infortune.

Sud lointain
Il a croisé son regard en quittant la chambre enfumée. « Le temps file et le vent m’appelle », il a dit. Il préparait sa sortie. Les mots sonnent différemment suivant qui les prononce. Il savait qu’il risquait de la blesser. Il ignora ses larmes. Dehors, il s’est assis sur le porche, devant la maison. La ville dérivait au loin. Ils s’étaient réfugiés ici dans les friches, pour la nuit. Il alluma une cigarette. Les volutes de fumée s’élevaient vers le ciel. Le soleil perçait le jour, qui semblait s’ouvrir pour lui, comme s’ouvrent les bras d’un ami. La peur disparaîtra, la peur disparaît toujours, se dit-il, comme on finit toujours par oublier ceux qu’on aimait jadis. Sur le moment il avait froid, mais bientôt elle l’avait rejoint. Elle portait au poignet le bracelet indien qu’il lui avait offert. Sa robe était froissée, leurs vêtements poissés de leurs sueurs mêlées. Ils se sont serrés l’un contre l’autre, face à la lande. Leurs corps enlacés, blottis dans un moment d’oubli au milieu d’une terre aride. Plus tard, il allait regagner la ville, quitter le sud, la banlieue de leurs vies en jachère. Il se leva enfin. Une voiture arrivait, qui allait l’emporter. Le ciel était d’acier. La campagne était nue. La nuit se refermait.

Est lointain
Nous vivons une époque impie et la saison des crimes nouveaux arrive. Des créatures fantômes surgissent de la nuit quand vient l’équinoxe de printemps. Des bêtes étranges volent en cercle au-dessus de nos têtes, et il pleut des grenouilles sur le toit des églises. Ici, dans l’est lointain, même au printemps le froid glace le sang et les os. Un paysage de carte postale, la campagne luxuriante et des habitations en bois, c’était comme ça, autrefois. Depuis, la magie s’est emparée des lieux et les âmes des défunts errent en peine. C’est le règne de l’étrange et des histoires qu’on se raconte tout bas. Les rares voitures qui passent par là accélèrent quand elles traversent ces terres. Ici, les arbres tremblent et les pierres parlent. L’ombre a tout envahi, jusqu’au jour qui ne se lève presque plus sur ces lieux maudits. Le sang coule dans les ruisseaux et se fige dans nos veines. Une bile noire sort de la bouche des morts qu’on croise au détour des ruelles. Les morts nous ignorent cependant, comme nous feignons de ne pas les voir. La peur elle-même s’est enfuie. Quiconque se risque en cet endroit sait qu’il ne s’en retournera pas. Toi qui t’es aventuré jusqu’ici, courbe l’échine et salue ton maître : ici, c’est la maison du diable.

Ouest lointain
C’était les jours de peine. La terre était rude. On y vivait de la pêche. Mais la rivière était dangereuse. Des chiens sauvages vous regardaient de loin, l’air mauvais. Il y avait une propriété au détour d’un chemin où vivait une femme. Une femme discrète. La peau tannée par les années. Elle parlait peu, s’agitait parfois, sans raison ; vous fixait longuement du regard. Il y avait un point d’eau sur son terrain. Elle nous y laissait pêcher. Des amis venaient le week-end. On était bien, le temps comme suspendu. Un type jovial nous rejoignait parfois. Il parlait aux chiens qui semblaient l’écouter. Les chiens s’approchaient, certains allaient jusqu’à poser leur tête contre sa jambe. La femme a disparu, un jour, sans que personne sache où elle était partie. Quelque chose clochait chez elle. Depuis longtemps, disait-on. Le type est resté, mais il ne parlait plus aux chiens. Il ne parlait presque plus, de manière générale. On a continué à venir, un peu. Puis plus du tout : le cœur n’y était pas. Il arrive aujourd’hui qu’on parle entre nous de ce temps-là, de cette maison, la maison hors du temps. La maison de l’éternel été : c’est ainsi qu’on en parle. On se souvient du type bonhomme qui parlait aux chiens. On a presque tout oublié de la femme, sa peau de parchemin, ses gestes étranges, ses yeux perçants où brillait le feu qui embrase les terres.


Tout un été d’écriture #36. Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon sur le tiers-livre : « construire une ville avec des mots. » Tous les auteurs et leurs contributions à retrouver ici.
(et toujours les vidéos de François Bon sur ses chaines youtube et Vimeo).


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