NORD
Depuis le centre-ville, on doit rouler une dizaine de kilomètres en direction du nord, laisser derrière soi les immeubles, la tour Jayhawk, le Capitol, les groupes de lotissements ; passer la rivière Kaw, là ou South West Topeka boulevard devient North West Topeka boulevard, quand les habitations se font rares et que les trottoirs ont laissé place à des étendues de terres plantées d’arbres et de poteaux électriques en bois ; il faut tourner enfin dans Menninger road, éviter les nids de poule, pour rejoindre le cimetière de Rochester.
Deux cents ans plus tôt, avant que commence officiellement à partir de 1854 la colonisation du vaste territoire qu’on appelait alors « les états », et qui désignait tout ce qui s’étendait à l’est du Missouri, le Kansas était une zone extrêmement dangereuse, aux mains des tribus indiennes. Dès 1821, ceux qui s’y risquaient, voulant rejoindre la piste de Santa Fe, conduisant au Nouveau-Mexique, traversaient le territoire à leurs risques et périls dans des caravanes bâchées.
Lorsqu’on arrive aujourd’hui à Rochester, un panneau indique que le cimetière est ouvert depuis 1850. C’est quatre ans avant le début officiel de la colonisation : les premières tombes, aujourd’hui disparues, étaient les sépultures de fortune de ces premiers pionniers, tués au cours de la traversée.
L’un des aspects les plus séduisants de Rochester est l’abondance d’arbres, souvent rares pour la région : cèdres rouges, saules et peupliers, ormes, noyers, chênes. Le cimetière surplombe la vallée au pied de laquelle coule la rivière. Un havre de paix, propice au recueillement et à la méditation. On raconte que le lieu est hanté, mais ce sont des légendes inventées par des adolescents en mal de sensations fortes le soir d’Halloween.
SUD
Au petit matin dans la banlieue de Topeka, il était sorti dans le froid sec s’asseoir sur le porche de la maison de son ami Cody.
Le ciel était bleu. Il s’était assis pour fumer une cigarette et il regardait les volutes de fumée dans la lumière du jour qui se levait à peine. Ils venaient de faire l’amour. Elle l’avait rejoint dehors et s’était blottie dans ses bras. Elle pleurait doucement, parce qu’il lui faudrait partir bientôt. Ces larmes l’émouvaient, mais elles le rendaient fort aussi.
EST
On t’a parlé de Rochester ? Tu as cru à cette histoire de fantôme ? Ne me dis pas que tu y as cru ? Attends, tu veux du frisson ? Allez monte, je t’emmène voir les ruines de l’église de Stull. Si on part maintenant, on arrivera juste avant la nuit. Aujourd’hui en ruine, on dit que c’est l’une des sept portes de l’enfer ! Ne me demande pas où sont les six autres, hein, j’en sais fichtre rien ! Mais bref, Stull… La légende dit que c’est l’un des deux lieux sur terre où le diable en personne se manifeste deux fois par an, en mars, pour l’équinoxe de printemps, et à nouveau quand vient Halloween. L’autre coin, c’est une plaine désolée au cœur de l’Inde, mais Stull serait son lieu de villégiature préféré… Un trou paumé du Kansas, tu parles ! Stull se pose là, dans le genre carte postale bucolique ! Enfin, Stull… Stull s’appellerait en fait SKULL, crâne, mais on aurait changé une lettre pour couvrir le fait que c’est un lieu de magie noire ! L’église aurait été bâtie à l’endroit même où a été commis un crime de sang. Bon, en vrai, y reste plus grand-chose de l’église, deux murs, des pierres et le cimetière attenant, et un vieil arbre. C’est aux branches de cet arbre qu’on pendait les sorcières, à l’époque ! On a reconstruit une église en face, de l’autre côté de la route, là où se trouve le village. À peine quelques maisons, une vingtaine d’habitants peut-être… Enfin, ça, c’est le décompte des vivants ! Pour ce qui est des créatures maléfiques, les soirs comme ce soir, c’est la 5e avenue aux heures de pointe, à ce qu’on dit !
Y’a des dizaines d’histoires étranges sur cette église. Deux types ont été terrifiés par un vent glacial et puissant qui semblait venir de l’intérieur de l’église ! Ils ont couru à leur voiture, et la voiture avait changé de place. On raconte aussi que quand il pleut, il ne pleut pas dans l’église… alors que ça fait longtemps qu’il n’y a plus de toit. Me demande pas comment je sais tout ça, mais je te jure que c’est vrai !
Tiens, l’histoire la plus étrange, et c’était même dans Time magazine à l’époque, à ce qu’on dit : Quand Jean Paul II est venu aux USA, alors qu’il se rendait au Colorado, il a fait changer le plan de vol de son avion pour éviter tout l’est du Kansas. Il ne voulait pas survoler une terre prétendument impie : c’était écrit noir sur blanc dans Time, vrai de vrai, mon ami.
OUEST
Floyd Robbins a un ranch et un crochet. La prothèse, il la porte à la place de sa main droite. Le ranch se trouve à mi-chemin entre Rossville et Silver Lake, la ville la plus proche à l’ouest de Topeka, depuis la route US 24.
À l’origine, Silver Lake fut bâtie le long de la rive nord de la rivière Kaw. Depuis, le cours de la rivière a changé et se trouve désormais 400 mètres au sud de la ville. Pas de lac à Silver Lake, et à peine une rivière. Floyd, sur sa propriété, a, sinon un lac, du moins un point d’eau suffisamment vaste pour y organiser des parties de pêche. Certains dimanches, aux beaux jours, nous nous retrouvons là-bas à plusieurs, en famille, et Floyd fait des glaces maison absolument délicieuses. Le ranch n’est pas très grand, et les pièces sont remplies de bibelots à la gloire du King. Elvis est partout : cadres, tentures, drapeaux, fanions, disques d’or, figurines : il y en a même une dans le salon qui remue de la tête, comme ces chiens qu’on trouvait autrefois à l’avant des voitures. Floyd est un drôle de type. La semaine, dans son costume cravate, l’air grave, il impressionne. Pas le genre de gars à qui on voudrait chercher des noises. Le week-end, dans sa salopette en jean, affairé dans la cuisine, c’est l’homme le plus jovial qu’on puisse rencontrer. Il est aussi démonstratif que sa femme est discrète. Peut-être parce qu’il prend toute la place, aussi bien physiquement que métaphoriquement parlant. On la remarque a peine, cette femme de moins d’un mètre soixante, cinquante kilos, derrière son homme d’un mètre quatre-vingt-quinze, cent vingt kilos, affichant en permanence un sourire communicatif, qu’il porte aussi largement que son embonpoint.
Tout un été d’écriture #34. Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon sur le tiers-livre : « construire une ville avec des mots. » Tous les auteurs et leurs contributions à retrouver ici.
(et toujours les vidéos de François Bon sur ses chaines youtube et Vimeo).
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