C’est un bel après-midi d’été à New York. Nous prenons un bus sur la 125e rue, puis marchons sur Broadway jusqu’aux abords de la Columbia University. Chez Barnes & Nobles, L. m’offre un Nook, et c’est ma première liseuse. Nous nous promenons un moment le long du college walk. En sortant, nous traversons Amesterdam avenue et passons devant St Luke’s Hospital pour rejoindre la station de métro Cathedral Pkwy, ligne 1, et nous rendre à notre hôtel. Le temps de poser nos affaires, et nous ressortons pour une ballade dans Central Park.
341 hectares d’espaces verts, une nature par endroits redevenue sauvage, des espèces végétales et animales protégées, et pourtant, tout est artificiel : c’est sur une vaste étendue marécageuse d’où émerge des zones rocheuses, que l’on décide à partir de 1853 de construire un parc d’envergure, dans l’esprit du bois de Boulogne à Paris ou de Hyde Park à Londres. Ici, pourtant, vivent les plus pauvres, esclaves affranchis, immigrés irlandais ou allemands — 1600 personnes tout de même —, qui y élèvent chèvres et cochons. Certains squattent des habitats de fortune, la plupart vivent dans des hameaux : Harsenville, Piggery District ou Seneca Village. Ce dernier, fondé par d’anciens esclaves sur des terres achetées à un dénommé John Whitehead en 1825, est le plus grand de ces lieux-dits et compte en 1857 trois églises, une école et plusieurs cimetières. Il s’étend sur 20 000 m2, là où aujourd’hui se rejoignent la 82e et la 89e rues, la 7e et la 8e Avenues.
Mais voilà, on veut pour New York un parc, on réclame un grand parc, un vrai parc, qui, par le sain divertissement du peuple, dit-on, l’éloigne de l’alcool, du jeu et des vices, pour l’éduquer aux bonnes mœurs et à l’ordre, et qu’importe que ce soit un promoteur immobilier qui s’exprime ainsi dans les colonnes de la presse locale. On l’écoute, on chasse les indigents, et s’il y a des émeutes, on mate à la matraque ceux qui refusent encore de partir. Il n’y a bientôt plus ni crève-la-faim, ni chèvres, ni même cochons de ce côté-ci de New York, plus d’Harsenville, de Piggery District ou de Seneca Village. On assainit les marais, 14 000 m3 de terre arable arrivent du Connecticut par camions ou par péniches depuis l’autre rive de l’Hudson, on plante un demi-million d’arbres, 1500 espèces végétales différentes, on construit trente-six ponts et l’on brûle plus de poudre qu’au cours de la bataille de Gettysburg pour concasser les roches (Gettysburg, Pennsylvanie, tournant de la guerre civile, trois jours de combats en juillet 1863, 165 000 soldats, 46 000 victimes).
Tout cela prend tout de même vingt ans et nécessite le travail de 20 000 ouvriers, la plupart immigrés fraîchement débarqués pour qui c’est une aubaine ; vingt ans, et 15 millions de dollars, plus de deux fois ce qu’on paye aux Russes pour acheter l’Alaska, à peu près au même moment. Des deux maîtres d’œuvre du projet, Frederick Law Olmsted, qui en dessine les plans, et Calvert Vaux, l’architecte qui les exécute, le premier meurt en 1903 interné dans un asile psychiatrique, le second se suicide en se jetant dans l’East River en 1895.
Le sain divertissement du peuple : le peuple envahit les pelouses ; noirs, Italiens, juifs d’Europe de l’Est se disputent les emplacements. On avait mis des moutons à paître, mais voilà que les pauvres menacent de les manger. L’aristocratie croit voir défiler sous ses fenêtres des hordes de barbares et se pince le nez. On prend des mesures : la musique dans les kiosques, c’est seulement le samedi, et l’on espère ainsi éloigner les juifs — plus tard, on abaissera la température de l’eau pour dissuader les noirs de se baigner dans les bassins.
La presse s’en donne à cœur joie, brûlant allègrement ce qu’elle a contribué à faire élever. Central Park, c’est une tour de Babel malpropre ; à les lire, Central Park, c’est un tableau de Breughel l’ancien qu’aurait peint Jérôme Bosch.
Les décennies passent, on change de siècle et ça ne s’arrange pas, les graffitis envahissent les pierres, on viole et l’on tue à la nuit tombée. Il n’y a plus d’argent, les infrastructures se dégradent, et c’est bientôt comme un terrain vague au lendemain d’une rave party. Bref, Central Park, c’est un coupe-gorge, et l’on déconseille aux touristes de s’y promener.
Les décennies passent encore et les choses s’arrangent enfin. Central Park aujourd’hui, c’est le sain divertissement du peuple, le paradis des joggers, on s’y balade seul ou en famille, on y croise parfois, dit-on, Woddy Allen, et la musique, c’est tous les jours (mais je n’ai vu personne dans les bassins).
Nous traversons le parc et nous arrêtons un moment près du mémorial consacré à John Lennon, une mosaïque gravée du symbole de la paix et du mot imagine, posée dans un espace de 10 000 m2 baptisé Strawberry Fields, côté ouest du parc, entre la 71e et la 74e rues.
Assis sur un banc, un type joue à la guitare les chansons des Beatles, et tant pis si toutes ne sont pas de Lennon, tant pis si ça fait cliché : tout le monde chante en chœur, et pour le chanteur, c’est aussi comme ça qu’on apprend et qu’on gagne sa vie.
En 1970, dans la chanson God, sur l’album Plastic Ono Band, Lennon confesse ne pas croire en la Bible, ne pas croire en Jésus, ni en Elvis ou en Zimmerman, et pas plus aux Beatles : le rêve est terminé, dit-il. Quatre ans plus tôt, le 4 mars 1966, il accordait à la journaliste anglaise Maureen Cleave un long entretien, dans lequel, interrogé sur la place de la religion dans le monde qui les entoure, il glissait : « Aujourd’hui, nous sommes plus populaires que Jésus. Je ne sais pas ce qui disparaîtra en premier, le rock’n’roll ou le christianisme. Jésus était un type bien, mais ses disciples étaient bêtes et ordinaires. Ils ont tout déformé et tout décrédibilisé à mes yeux ».
En Angleterre, personne ne relève, mais quand l’Amérique puritaine a vent de l’histoire quelques mois plus tard, on organise des autodafés où l’on brûle les idoles désormais païennes qu’on adorait la veille encore.
Mark David Chapman, né le 7 mai 1955 à Forth Worth, Texas, a 11 ans lorsque cette histoire éclate. Il en a 15 quand sort l’album John Lennon/Plastic Ono Band.
En 1970, sans doute qu’il s’en fout un peu, Mark David Chapman, de Jésus et de la Bible, peut-être même qu’il s’en fout d’Elvis et de Dylan, mais des Beatles, non. Les Beatles, il ne s’en fout pas. Les Beatles, c’est toute sa vie. Le rêve est fini, le réveil est un cauchemar, et c’est quelque chose qu’il ne pardonnera jamais. Dans ce tout début des années 70, il se cherche, Mark David Chapman, et lui qui s’identifiait à John Lennon, maintenant il croit se reconnaître en Holden Caulfield, le personnage du roman l’Attrape-cœurs, de Salinger. Et en 1971, voilà qu’il ne s’en fout plus du tout de Jésus et de la Bible : il rejoint la cohorte des Born again christians, ces pêcheurs reconvertis dont l’Amérique s’est fait une spécialité, en même temps que des télévangélistes. L’interview de Lennon de 1966, il ne s’en souvient probablement pas, mais on la lui rappelle, et voilà un motif supplémentaire d’en vouloir à l’ancien Beatle.
Le 8 décembre 1980, dans l’après-midi, alors que Lennon et sa femme sortent de leur immeuble, un groupe de fans s’approche pour demander des autographes. Mark David Chapman est parmi eux, et tend silencieusement un disque au chanteur qui le lui signe. « C’est tout ce que tu veux ? », demande Lennon. Mark David Chapman acquiesce, sans dire un mot. Paul Goresh, qui fait partie du groupe d’admirateurs, prend plusieurs photos. L’une d’elles montre John Lennon et Mark David Chapman côte à côte.
Il est autour de 22 h 30 quand Lennon se fait déposer par son chauffeur à l’angle la 72e rue et de Central Park West, et se dirige rapidement à pied vers son immeuble. Dans l’entrée, il voit quelqu’un qui se tient en retrait, et il croit reconnaître le jeune homme silencieux à qui il a donné un autographe en fin d’après-midi. Lennon est pressé. Il fait froid, il veut rentrer et embrasser son fils avant de ressortir pour diner. Aussi ne s’arrête-t-il pas.
Steve Spiro et Peter Cullen sont deux agents de la NYPD. Ils effectuent une patrouille au niveau de Broadway et de la 72e rue, quand ils entendent des coups de feu. Lorsqu’ils arrivent deux minutes plus tard devant l’immeuble Dakota, Mark David Chapman est assis au bord du trottoir. Il a posé son arme à côté de lui, avec son chapeau et son manteau. Il tient maintenant à la main l’Attrape-cœurs de Salinger. Cinq balles ont été tirées, quatre ont touché Lennon, dans le dos et à l’épaule. Très vite, une seconde patrouille arrive, et les deux officiers, Bill Gamble et James Moran, portent le corps du chanteur jusqu’à leur voiture, pour le conduire à Saint Luke’s Hospital. John Lennon y est déclaré mort par le docteur Stephan Lynn, médecin urgentiste. Il est 23 h 15 à New York, le 8 décembre 1980. Le rêve est fini.
Nous quittons le parc au niveau de la 72e rue et de Central Park West. Des touristes se prennent en photo devant l’entrée du Dakota building, à peu près à l’endroit où Lennon est tombé, ce soir de décembre 1980. Moi, je change de trottoir.
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No direction home est un projet littéraire qui s’écrit d’abord sur le web. C’est le récit d’un voyage à travers les États-Unis, à différentes époques ; le récit d’un voyage intérieur dont le principe est expliqué ici.
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