« À quoi reconnaître qu’on est arrivé si l’on ne s’arrête jamais ? » fait dire Paul Morand à l’un des personnages de son roman L’homme pressé.
Des années, je n’ai fait que courir, incapable de rester longtemps au même endroit, me précipitant d’une ville à l’autre, d’un lieu à un autre, sans jamais pouvoir me fixer ni prendre le temps de me poser. J’ai déménagé souvent, d’ouest en est, du nord vers le sud, mais sitôt mes valises défaites, j’étais pressé, déjà, de repartir.
Dans les rues, je marchais d’un pas rapide, et tournais en rond chez moi, tout entier projeté dans mon prochain mouvement — le coup suivant —, sans prendre la peine de savourer l’instant présent. Il me semblait que le temps jouait contre moi, mais à trop courir, je ne prenais pas même le temps de vivre. Tout au plus, j’écrivais sur le temps perdu, nostalgique après coup d’un moment dont je me souvenais à peine.
Et c’est peut-être cela qui m’a conduit vers la photographie : j’aime la photo parce qu’elle est mélancolique. Ou plutôt, j’aime la photo quand elle est mélancolique. C’est presque un oxymore : la photo fige un moment et nous offre de l’épuiser à loisir, mais nous rappelle aussi que ce moment, sitôt la photo prise est un moment du passé — un moment passé —, définitivement disparu : la photo est là pour nous rappeler que rien ne dure jamais. C’est aussi pourquoi la photo ne m’intéresse pas quand elle est purement formelle, reposant uniquement sur une prouesse technique. J’attends d’une photographie qu’elle m’émeuve, qu’elle me transporte. Elle doit faire sens. La maîtrise technique, si elle est indispensable, ne peut être qu’un outil pour faire passer une émotion.
La révélation est l’une des étapes du procédé chimique propre au développement de la photographie argentique, mais il faut le prendre aussi au sens théologique du terme : la photo révèle un secret. Elle nous révèle à nous-mêmes (ainsi, voyant une photo de soi, ne s’étonne-t-on pas souvent : c’est moi, ça ?) et elle nous révèle notre propre fin : celui qui est représenté sur la photo n’est plus — « ça-a-été », dit Roland Barthes (1) —, tandis que nous continuons d’avancer inexorablement vers notre fin. La photo nous ramène à notre condition de mortel : « la photographie me dit la mort au futur » (2)
Construit avec le préfixe « photo — » (φωτoς, photos : lumière, clarté) et le suffixe « — graphie » (γραφειν, graphein : peindre, dessiner, écrire), le mot « photographie » se traduit littéralement « peindre avec la lumière ». (3)
Ne peut-il pas aussi vouloir dire « écrire la lumière » ? Et si le photographe écrit la lumière, alors il donne à lire, et en ce sens la photo n’est jamais réaliste, elle n’est jamais objective : elle est le reflet d’une subjectivité, une lecture possible du monde.
Nos appareils modernes offrent au photographe plusieurs modes semi-automatiques qui l’aident dans sa pratique. Les plus utilisés sont certainement les modes Ouverture et Vitesse. On privilégie le mode Ouverture pour faire entrer la lumière, le mode Vitesse pour figer l’instant : la photographie est un apprentissage de la sagesse. En apprenant à regarder, on découvre la patience. En acquérant la patience, on s’ouvre à la sagesse. En devenant sage, on apprend à ne plus voir que l’essentiel, qui comme chacun sait, « est invisible pour les yeux ».
Dès lors, ayant laissé entrer la lumière en nous, capable de figer le moment présent, nous sommes plongés dans un état contemplatif, l’appareil photo comme extension de l’œil, l’esprit libre de toute pensée parasite. Ouvert au monde, enfin !
« C’est beaucoup de vagabondage, s’asseoir sous un arbre n’importe où… C’est une déambulation solitaire dans l’univers, que l’on regarde soudain. Le monde conventionnel est un paravent, il faut en sortir — quand on photographie. »
Sergio Larrain, lettre à Sebastian Donoso, son neveu, 1982 (4)
Notes :
(1) Roland Barthes : La chambre claire, co-édition Les cahiers du cinéma – Gallimard – Seuil, p. 120.
Et plus loin, il dit encore : « La photographie ne dit pas (forcément) ce qui n’est plus, mais seulement et à coup sûr, ce qui a été. (p. 133)
(2) Roland Barthes, opus cité, p. 150
(3) source : wikipedia
(4) in Sergio Larrain, monographie dirigée par Agnès Sire, éditions Xavier Barral
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