La scène est filmée en noir et blanc, non par choix esthétique, mais parce qu’il s’agit d’une scène pour un documentaire destiné à la télévision, et la télévision en ce temps-là (et pour un an encore, pratiquement jour pour jour) n’émet qu’en noir et blanc.
Gros plan sur un homme noir, les cheveux ébouriffés. Il est assis et son visage est en partie caché derrière une bouteille en verre, une carafe d’eau, posée devant lui. La bouteille est vide. L’homme est légèrement penché en avant, il allume une cigarette qu’il tient de la main gauche. Dans un même mouvement, au moment où la cigarette s’embrase, il agite deux fois les doigts de sa main droite pour éteindre l’allumette et la jeter devant lui. La cigarette change de main alors qu’il relève la tête et tourne le regard vers le ciel. Il y a quelque chose de la béatitude dans son expression tandis qu’il aspire profondément la fumée. Il sourit à une personne qui lui parle et qu’on ne voit pas, dont ne distingue pas non plus les paroles. Tirant encore sur la cigarette, l’homme se saisit de la bouteille sur la table. Il rit, s’assure en l’inclinant que la bouteille est vide, tire encore sur la cigarette avant de mettre sa bouche en coeur pour souffler la fumée en direction de la carafe. Il s’amuse des ronds que fait la fumée devant lui. Il recommence deux, trois fois, rit encore, claironne une ou deux notes entre ses dents qui semblent dire : hey, regardez bien ce qui va suivre !
La caméra le filme en très gros plan, ses doigts contre ses lèvres, la cigarette serrée entre les doigts, ses yeux fermés, la fumée qui sort de sa bouche en coeur qui recouvre d’un voile blanc opaque presque tout son visage.
Il parle aux autres : wait, wait, wait… il se concentre, ferme les yeux, se tient le front, il joue encore à faire des ronds, fait silence, et puis il rit et d’autres rires lui font écho.
Plan large : une pièce, un restaurant, on ne sait pas quelle heure il est. Il y a une grande table autour de laquelle ils sont plusieurs attablés avec lui, devant les restes d’un repas. On entend des éclats de voix où se mêlent l’anglais et le français, sans qu’il soit possible de comprendre ce qui est dit dans l’une ou l’autre langue. Au relâchement des corps, on devine qu’il est tard. Derrière eux, une autre table, vide celle-là, sinon pour quelques bouteilles et des serviettes roulées en boule. Entre les deux tables, un homme est assis légèrement en retrait qui observe la scène, les mains croisées devant son menton, son index posé contre ses lèvres. À la gauche de l’homme noir, un jeune type, chemise, veste et cravate sombre, cigarette à la main, rit en regardant la caméra.
Travelling latéral gauche. L’homme noir essuie sa bouche avec sa serviette. Un homme, pull à col roulé blanc sous une veste noire lui tourne le dos. Il parle à son voisin, assis presque à l’angle de la table. Cet homme-là porte lui aussi un col roulé, de couleur noire, il a les manches remontées sur les avant-bras, une montre au poignet. Il tient quelque chose dans ses mains, un paquet de cigarettes, peut-être.
Cut.
Intertitre : « ronds de fumée » lettres blanches, en minuscule, sur fond gris.
Cut.
Plan américain sur l’homme assis dans l’angle, l’homme au col roulé noir. On voit qu’il porte un jean, il a les jambes croisées, le coude droit posé sur sa cuisse. Il ouvre machinalement son paquet de gitane et en sort une cigarette, tout en parlant à son voisin de droite, qui porte lui aussi (décidément) un col roulé, mais de teinte plus claire, peut-être rouge. Ce dernier s’étire et repousse sa chaise en arrière tandis que quelqu’un, hors champ, leur parle. L’homme au col roulé noir allume sa gitane. La caméra recule un peu. L’homme au col roulé noir se met à son tour à faire des ronds de fumée. La caméra zoome sur son visage, saisissant au passage une expression d’ennui chez celui qui est assis en retrait et qui tient toujours ses mains croisées devant sa bouche. L’homme au col roulé noir éclate de rire, dit quelque chose, tire à nouveau sur sa cigarette. Gros plan sur son visage, léger flou le temps de faire la mise au point sur sa bouche entr’ouverte. Il lâche cinq ronds de fumée, on ne voit que ça, sa bouche, ses lèvres ouvertes en rond qui relâchent la fumée dans une répétition sensuelle.
Puis la caméra part dans un long travelling latéral et circulaire qui nous donne à voir, enfin, toutes les personnes attablées. Ils sont une dizaine en tout, tous des hommes relativement jeunes et ils rient et fument tous ; ils sont une dizaine, et ils sont vraiment deux, l’homme noir et l’homme au col roulé noir, qui ne parlent pas la même langue, mais qui partage la même solitude et les mêmes jeux destinés à faire diversion.
Cut.
À Nancy, le 14 octobre 1966, Jimi Hendrix et Johnny Hallyday font des ronds de fumée au café Foy, sous l’oeil de la caméra de Claude Goretta : https://www.rts.ch/archives/
Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon sur le tiers-livre (et toujours les vidéos sur ses chaines youtube et Vimeo).
Il se trouve que j’avais choisi de travailler sur cette vidéo de Claude Goretta dès l’annonce de l’exercice par François Bon, le 26 novembre dernier. Dans la nuit du 5 au 6 décembre, un des protagonistes du film a choisi de tirer sa révérence. On peut dès lors, et sans trop se tromper, considérer mon texte comme un hommage humble et sincère à une personnalité hors norme.
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