Jusqu’où peut-on tirer la nuit ? Et le corps, il peut aller jusqu’où dans l’absence du sommeil ? Je tire sur la corde jusqu’à ce qu’elle casse, mais si ça ne vient pas, si elle résiste et qu’à la fin elle se tend d’un coup sec, le risque c’est de se balancer au bout, non ? Pousser le corps jusqu’aux limites, il y a longtemps que les clignotants sont passés du vert à l’orange, maintenant les lumières sont au rouge, les alarmes se sont toutes mises en route, au début ça vrille les tympans, mais après je ne les entends même plus, après c’est juste un léger mal de tête, le corps je ne sais pas, le corps il reste assis dans le fauteuil, il n’y a plus que le cerveau, les yeux et les doigts sur le clavier, les yeux de plus en plus fixes, au début ils se fermaient, maintenant non, ils sont comme fermés ouverts, avec un voile rose humide devant, ils enregistrent sans les voir les lettres qui tombent sur l’écran gris pâle, état second — état tiers même —, les portes de la perception chères à Huxley et Morrison éventrées, franchies depuis longtemps ; derrière moi les cadavres pourrissants, les murs qui suintent. Mon enveloppe charnelle décrépie, derrière aussi : le risque c’est d’y laisser ma peau, la bonne blague, ça m’arrangerait un peu, de pouvoir m’en défaire, la laisser derrière moi, cette vieille peau, comme une mue qui m’aurait accompagnée jusque là, pour me permettre de repartir à neuf, avec une peau nouvelle bien ferme, élastique, la vitalité retrouvée au-delà du sommeil. Pouvoir passer la barrière, étirer la nuit au-delà même du jour. Sortir du corps et plonger enfin dans l’abîme du temps.
Alors, levant les yeux de mon clavier malade, par le toit défait je verrais la lumière.
Journal de la nuit noire
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5 réponses à « Journal de la nuit noire »
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Jusqu’où peut-on tirer la nuit ? Et le corps, il peut aller jusqu’où dans l’absence du sommeil ? Ce sont de vraies questions. Beaucoup de résonances en moi à la lecture de ton texte. Belle journée à toi Philippe.
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Merci Cécile.
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Jouer, tirer, jusqu’à ce que ça casse… dépasser le seuil… devenir capable de plus encore… déjà faire bien avec ce que l’on a de mieux…
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Oui, ça serait déjà pas mal, de faire bien avec ce que l’on a…
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Que j’ai apprécié ce texte! Il vaut milles félicitations… A vous !
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