
Je passe par ici tous les jours, j’emprunte cette route que l’on voit au fond. Le matin, c’est un croisement comme un autre. Et le soir, en été, rien qui retient l’attention, d’autant qu’à peine un peu plus loin, on voit se découper dans le jour couchant les ruines du château de Montferrand depuis l’arête d’un éperon calcaire du Pic Saint Loup.
Mais voilà, l’automne est là désormais, et la nuit survient tôt. La route déserte que j’emprunte avant d’arriver à ce croisement, cette route qui serpente dans la forêt est plongée dans le noir, et seuls les phares de ma voiture percent l’obscurité, révélant parfois dans les ombres mouvantes des formes furtives : chaque jour, des sangliers — mâle solitaire ou laie accompagnée de ses marcassins —, des renards ; une fois, il y a longtemps, il était tard, j’aurai juré voir un chevreuil.
Lorsque le vent souffle, ou qu’il pleut, les ombres se font plus intrigantes encore, et je me plais à y deviner les fantômes d’un lointain passé, peut-être ceux de l’homme de Néandertal qui s’installa par ici 55 000 ans avant notre ère, ou de quelques Wisigoths, qui vécurent là au Ve siècle et dont un sarcophage repose dans le jardin intérieur de la maison communale du prochain village.
C’est parce qu’il délimite l’une des entrées de la commune que ce croisement est ainsi éclairé, offrant un contraste saisissant avec l’obscurité profonde qui prévalait jusqu’alors. Seulement, ce croisement tout à coup éclairé, encore loin de toute habitation, m’apparaît comme un surgissement du fantastique, le crossroad, peut-être, où un bluesman pourrait rencontrer le Diable et lui vendre son âme, le lieu où on imagine voir se poser un vaisseau extra-terrestre ou surgir un monstre étrange, une créature échappée du lac tout proche ou des profondeurs des bois.
Le lecteur indulgent tiendra compte de ma fatigue ces soirs-là, et de mon imagination à l’adolescence sans doute un peu trop biberonnée aux comics et aux films de série B.
Au moins, cela transforme mon monotone trajet quotidien en une aventure de tous les instants, et ça n’est déjà pas si mal.
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