1.
Enfant, il répondait invariablement « écrivain », lorsqu’on lui demandait ce qu’il voulait faire plus tard.
Plus tard, comme on s’étonnait qu’il vive seul et sans enfant, il disait qu’il consacrait sa vie à l’écriture d’un livre, toujours le même, un livre-monde : l’oeuvre d’une vie.
À sa mort, on trouva chez lui une bibliothèque bien remplie, un lit, une table de nuit et une malle contenant des dizaines de carnets remplis d’une écriture serrée assez peu lisible ; les meubles furent vendus et les carnets brûlés.
2.
C’était un soir d’hiver, peut-être un soir d’automne, la nuit tombait, il faisait froid, Félicien s’enfonça dans la forêt.
Son amie Blanche venait de rompre leurs fiançailles.
Seul, dans le froid et le noir, a-t-il eu peur des ombres mouvantes, des bruissements furtifs des bêtes tapies, du hululement des chouettes ; a-t-il eu peur de la mort au moment où il se passa la corde au cou ?
3.
R. était assis au soleil avec deux autres soldats, le dos appuyé contre le mur du cimetière en ruine.
À un moment, il jetta ses cartes devant lui, abandonnant la partie, et se leva pour se dégourdir les jambes.
À peine le temps de faire cinq ou six mètres, un obus tomba là où il se tenait précédemment, tuant sur le coup ses deux camarades.
4.
Ici repose le corps de Valentine R., décédée le 27 mai 1881, dans sa 18e année.
Dieu trancha son existence au moment où elle entrevoyait de beaux jours.
Adieu notre enfant, nous nous reverrons, les chrétiens se retrouvent au ciel.
5.
Dans la pénombre, une ombre se glisse jusqu’au lit de la femme endormie.
Sa fille, qui a 12 ans, allongée dans le lit à côté et qui ne dort pas, croit que c’est sa petite sœur, aussi elle l’appelle doucement : l’ombre s’arrête, mais garde le silence ; la jeune fille appelle encore, l’ombre s’en retourne vers la porte, la jeune fille allume aussitôt, et il n’y a personne, pas même une ombre.
Elle sut ainsi que sa mère ne lui mentait pas lorsqu’elle lui disait que certains soirs son père lui rendait visite, ce père dont elle ne se souvenait déjà plus très bien, qui avait été emporté par une leucémie quelque cinq ans plus tôt.
6.
Lydia L.
18/6/1940, 6 mois.
Demain, un jour nouveau.
7.
Il avait flirté gentiment avec la fille à la machine à café.
Comme elle montait dans sa voiture, il s’était dépêché de rejoindre son véhicule pour la suivre.
C’est seulement après avoir roulé une vingtaine de kilomètres qu’il se rendit compte qu’il avait oublié sa femme sur l’aire d’autoroute de Brocuéjouls.
8.
Il l’avait observée toute la soirée, et finalement non, elle ne lui plaisait plus tant que ça, il décida de ne pas faire le premier pas.
Il s’éloigna vers la cuisine pour être seul un moment ; elle le rejoignit bientôt, et sans prévenir, elle l’embrassa.
Cinq ans plus tard, ils se marièrent.
9.
Il colla ses lèvres à son oreille et lui murmura : « je t’aime »
— tst, tst, elle fit. Jamais pendant l’amour, c’est trop facile.
Plus tard, il réalisa qu’elle avait raison : il ne l’aimait pas.
10.
À 47 ans, il vivait toujours chez sa mère.
Comme il était ivre, elle l’enferma à clé dans le salon pour qu’il arrête de boire : il ouvrit la fenêtre, et entrepris de descendre en rappel les neuf étages à l’aide d’un câble Ethernet.
Rappelons qu’il était saoul.
11.
Il les accueillait chez lui, et tous étaient intimidés par ce grand type si sûr de lui, à l’écharpe et au regard bleu acier.
Une fois qu’ils furent assis, il eut un sourire pour chacun, quelque chose qui évoquait le prédateur devant sa proie.
Après quelques minutes pourtant, un voile passa devant ses yeux, et il crut bon de préciser qu’il lisait beaucoup ; de la poésie, insista-t-il.
Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon sur le tiers-livre.
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