C’est un voyage (Projet 52 – épisode 11)

C’est un train de banlieue. C’est un voyage dans le temps. C’est le souvenir des années depuis longtemps passées. C’est la première rencontre d’un ami sur le quai d’une gare et nous avions 14 ans. C’est l’histoire de cette amitié. C’est la ligne D du RER si souvent empruntée, les 2,3 km qui conduisent de chez moi à chez lui, Yerres — Montgeron-Crosne et retour. C’est le trajet jusqu’à Paris, le jeu de cache-cache avec les contrôleurs, la course sur les quais, les sauts du train presque à l’arrêt pour espérer leurs échapper, les noms des gares que l’on connait par cœur : Villeneuve Saint-Georges, Villeneuve Triage, Villeneuve Prairie, Le Vert de Maisons, Maison Alfort-Alfortville et Gare de Lyon, c’est le métro ligne 1 direction La Défense jusqu’à la Porte Maillot, c’est remonter le boulevard Pershing jusqu’à la rue Émile Allez, et toutes les heures passées dans cette librairie (qui a depuis migré à Saint-Michel).
C’est mon père, me conduisant chez cet ami — mon seul ami —, et c’est mon père revenant me chercher. C’est l’intime d’une famille partagé, les drames cachés, les larmes ravalées, les souffrances gardées pour soi, à peine visibles. C’est la déchirure chez l’autre que l’on ne sait pas voir, la famille démembrée, explosée, le cœur atomisé. C’est la première moitié des années 80. C’est Thriller de Michael Jackson, ce sont les 39 heures et la cinquième semaine de congés payés, c’est le début du Minitel, la première fête de la musique, c’est Séville et la défaite de la France face à l’Allemagne en demi-finale du mondial, c’est Harald Schumacher et c’est Patrick Battiston. C’est le suicide de Patrick Dewaere. C’est François Mitterrand, Ronald Reagan et Margaret Thatcher, c’est Léonid Brejnev et Iouri Andropov. C’est Solidarność et Yves Montand à la télévision. C’est le plan de rigueur, c’est deux millions de chômeurs et la montée de l’extrême droite. C’est le premier moonwalk, c’est Sugarhill Gang, Kurtis Blow, Afrika Bambaataa et c’est Grandmaster Flash, c’est Futura 2000 et les Paris City Breakers : c’est Sidney tous les dimanches à 14 h sur TF1, et c’est aussi Starsky et Hutch. C’est la première mobylette, les premiers disques et les premiers concerts. C’est Malcolm Mc Laren et The World’s Famous Supreme Team. C’est Frankie goes to Hollywood. C’est U2, The Cure, les manteaux longs et les visages sombres. C’est la première petite amie, la première gueule de bois, le premier joint. C’est la première voiture, les premières soirées et les premières blessures. Ce sont les tâtonnements et l’heure des premiers choix. Les années qui passent et nous éloignent. C’est l’adolescence qui nous congédie, les regrets, la nostalgie, on n’y peut rien, c’est comme ça, c’est la vie qui va et la vie qui s’en va.
On veut se retourner et tout a disparu ; on se retourne et là où nous étions il y a nos enfants, qui nous regardent comme on regardait nos parents. Mais il y a nous, toujours, et s’il ne nous reste que ça, alors viens mon ami, viens, serrons nous dans les bras. Allons trinquer au bon vieux temps. Trinquons à l’amitié, buvons au temps qui passe et au temps qu’il nous reste.

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9 réponses à « C’est un voyage (Projet 52 – épisode 11) »

  1. Avatar de cecilecamatte
    cecilecamatte

    J’aime beaucoup, le texte, et puis aussi son compagnon de vidéo. Un moment d’introspection poétique plein de pudeur et de nostalgie du temps qui passe, aussi. C’est émouvant, merci.

    1. Avatar de Ph.C.

      Merci beaucoup.

  2. Avatar de mooonalila

    Le cœur qui se serre.

    1. Avatar de Ph.C.

      Oui, c’est ça… Une image, un lieu, et le passé qui remonte sans prévenir… C’est la mélancolie…

  3. Avatar de ladyelle134

    Vraiment touchant…

  4. Avatar de renee marquis
    renee marquis

    Le livre de la vie est le livre suprême qu’on ne peut ni fermer ni rouvrir à son choix. On voudrait s’arrêter à la page où l’on aime, mais la page où l’on meurt est déjà sous nos doigts.(Lamartine). Emouvant ce retour dans le passé qui fait ressentir une certaine tristesse et de la mélancolie.

    1. Avatar de Ph.C.

      Ni regret, ni tristesse, mais de la mélancolie, oui.

  5. Avatar de karmic
    karmic

    Le vin est tiré qui t’attend… et l’absinthe, la musique et l’opium…. Viens par la Porte Dorée qui luit dans le far ouest… Tu me trouveras assis sous l’arche, les yeux au Pacifique. Viens, et continuons d’être ce que nous avions déjà rêvé!

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