
Tu réclamais le soir est le roman d’une génération perdue, au tournant des années 90. Les fumeroles de l’adolescence, aux relents de soufre, planent au-dessus des jeunes corps incandescents qui ne se résignent pas encore à rentrer dans l’âge adulte.
Habitée par un romantisme capiteux et morbide, cette jeunesse croit se reconnaître dans quelques personnages tutélaires de ces années maudites, tels Hervé Guibert ou Daniel Darc, dont surgissent au gré des pages les fantômes ou les ombres, ou certaines grandes figures du siècle passé, Nerval, Barbey d’Aurevilly, Oscar Wilde. C’est le temps des amours et des substances interdites, des premiers émois et premiers mauvais choix, à l’heure où le SIDA décime sans compter.
On se cherche et parfois c’est un autre que l’on trouve. Les lendemains déchantent, on le sait par avance, alors on danse jusqu’à l’extase, on s’oublie dans les bras les uns des autres au mépris du danger.
L’âge des possibles et des amours impossibles achevé, quand au petit matin vient la gueule de bois et le recensement des morts, pour certains tout n’aura été que posture et paraître ; on s’est abîmé, usé avant l’âge, par provocation, plaisir du jeu, du je, ou par simple abandon, fuite en avant pour échapper à un avenir sans avenir : école de commerce, une femme, des enfants, RER B, un appartement en banlieue et les sorties au centre commercial le samedi, cafétéria et cinéma.
Tu réclamais le soir est le livre passionné de cette jeunesse désabusée, mais il y a plus que ça dans ce grand roman de Fabrice Colin : il y a un style, une écriture somptueuse, et il y a un écrivain dans la pleine maitrise de son talent.
Les premières lignes du livre :
Le soir où j’ai rencontré Iago avait des allures de dernière chance. Janvier engendrait des crépuscules d’une clémence inhabituelle et je m’enfonçais dans le brouillard, le long de la rue des Blancs-Manteaux.
Un fin jeune homme aux boucles de jais, chemise noire, veste croisée, long trench noir aussi, venait de descendre sur la chaussée, se détachant du bras de la fille qui le soutenait.
Il a besoin d’air, me souviens-je avoir pensé, et jamais je n’ai pu ôter cette image de mon esprit : on aurait dit qu’une sentence avait été prononcée et que, tout espoir anéanti, il tenait désormais à mourir libre.
Il a levé les yeux au ciel puis, des deux mains, a lissé l’ample masse de sa chevelure en arrière, sa bouche figée autour d’un cri muet, et il s’est effondré.
La fille a crié. Je me suis précipité. Une main sous la nuque, genou sur le trottoir, j’ai essayé de le redresser. Lui dans mes bras, mol abandon, paupières papillonneuses. Confusément, et en dépit de la douleur qui déformait ses traits, j’avais le sentiment qu’il s’amusait de ma détresse.
Mais, comme à mon habitude, je me suis senti coupable. Cet éclair invisible qui l’avait abattu, c’était moi qu’il aurait dû frapper.
Votre commentaire