Tony et Sue veulent savoir où j’ai appris à parler leur langue, et comme souvent les Anglais, tous deux affichent une mine contrite quand je leur parle de mon année aux États-Unis, comme si je venais de révéler avoir souffert d’une grave maladie, dont j’étais désormais guéri. Sue s’étonne que je sois si souvent venu à Londres et me demande, curieuse, ce qui m’attire ici, et je suis bien en peine de lui répondre.
C’est une chose ancienne qu’accompagne un sentiment joyeux teinté de nostalgie, comme le souvenir d’un bonheur révolu, un soleil qui perce dans un ciel obscurci de nuages sombres ; c’est un soulagement et un poids. C’est une chose qui remonte à la prime enfance, à un temps du début des temps, une chose dont l’origine est dans ma préhistoire, qui remonte au temps de mon père qui à 16 ans avec son père entend depuis Le Caire l’appel de Londres en juin 40 et s’engage aux côtés des Anglais. C’est, bien plus tard, mon père encore qui m’emmène aux Marches du Val de Marne dont il est l’un des organisateurs, une compétition sportive où se retrouvent chaque année des militaires de tous pays. Ce sont les soldats britanniques qui m’embarquent avec eux, j’ai peut-être 8 ans, et c’est sur leurs épaules que j’accomplis fièrement les derniers kilomètres de l’épreuve. C’est, dans les mêmes années, à la Maison de la radio, à une vente de charité au profit de la France Libre, le stand anglais devant lequel je reste comme interdit, fasciné par les objets proposés, mélange improbable de kitch et d’élégance, vidant mes poches pour m’offrir un petit carnet rouge et or, que je garderai longtemps passé le temps de l’enfance. Ce sont les livres, l’apprentissage de la lecture et ce souvenir ébloui que je porte encore du premier texte, à six ans, lu seul de bout en bout, un texte anodin et peut-être sans qualité, sinon celle merveilleuse d’avoir allumé une flamme qui plus jamais ne s’éteindra. Le livre raconte les aventures d’un petit pantin de bois au costume coloré et à la voiture jaune, et après Oui-Oui, ce sera le clan des sept, le club des cinq et bientôt les aventures de Benett et de son ami Mortimer au sein d’un pensionnat anglais, toutes des séries des bibliothèques rose et verte, signées Enid Blyton ou Anthony Buckeridge. Ce sont les disques des Beatles, enfin, oubliés par mes frères depuis longtemps partis, que j’écoute en silence pour me rapprocher d’eux, les pochettes scrutées des heures durant, recherchant dans ces images une innocence perdue, reconstruisant par bribes la mémoire d’un temps heureux, un temps qui précède mes dix ans, l’ébranlement intime qui viendra tout détruire ; un temps d’avant le divorce de mes parents.(Un extrait de L’appel de Londres, éd. publie.net)
Photo : Londres, Borough market, janvier 2018
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