se déplacer, rencontrer | tout un été d’écriture

1685 miles. Nous étions partis de Santa Monica juste avant l’aube, le 26 décembre. Un jeudi. Nous nous sommes arrêtés quelques minutes le long de la plage et j’ai couru jusqu’à la mer. Je suis resté un moment à regarder le jour se lever sur l’horizon, l’eau fraîche sur mes pieds nus. Puis j’ai rejoint la Buick, une Skylark de 72, et nous avons roulé jusqu’à Barstow. Los Angeles semble ne jamais finir quand on veut la quitter, la voiture avale les kilomètres d’autoroute et la ville est toujours là, qui défile devant mes yeux scotchés à la vitre arrière, mais tout à coup c’est le désert, et Barstow, enfin. Une nuit sur place, on repartira demain pour Phoenix. Je me souviens vaguement de Barstow, une brocante où Jeff m’emmène avec lui chiner des livres, un ventilateur qui tourne, la chaleur écrasante. Au petit déjeuner, un bol de Cherrios avalé en regardant un dessin animé avec la fille de Jeff. De Phoenix, je me souviens de la maison immense et de la piscine donnant sur le désert. J’avais marché plusieurs centaines de mètres droit devant moi. J’étais seul. J’avais laissé derrière moi les éclaboussures de l’eau, les éclats de voix, les rires, la fête. Je me suis assis et j’ai attendu. J’ai fermé mes paupières. Mon corps vibrait. Je fus pris de vertige. Quand j’ai rouvert les yeux, la nuit s’ouvrait dans une pluie d’étoiles. Des choses glissaient autour de moi, sans que cela m’effraie. Je me levais. La maison, loin derrière, n’était plus qu’une tache lumineuse. Le désert m’attirait comme un aimant. Enfin, je pouvais me perdre. Je fis un pas, deux, puis je fis demi-tour.
Une nuit encore, et nous sommes repartis. Quand on voyage en train et que le train va vite, les poteaux se courbent. Dans le désert, c’est le temps qui fléchit. Le moteur à beau rugir, les roues tournent et s’usent, mais le décor reste figé, il n’y a pas d’ombre pour lever la monotonie et l’horizon est un mirage inatteignable. La route défilait en vain derrière le rectangle de ma fenêtre. J’étais calé à l’arrière de la Buick. Le corps tantôt droit, tantôt avachi. Endormi, en boule, les écouteurs sur les oreilles. Il y eut d’autres arrêts dont je ne me souviens pas. Enfin, j’ouvris les yeux et la neige avait tout envahi. Profitant d’un arrêt, je me précipitais dehors, le froid vif me saisit. Je marchais un moment dans la neige, comme j’avais marché la veille dans le désert, l’avant-veille le long d’un océan. Deux jours, 1685 miles traversés. Deux fuseaux horaires. Un demi-continent.


La mère d’A. m’avait à nouveau serré dans ses bras. « Je suis tellement contente de te revoir », m’avait-elle dit la veille en m’embrassant, lorsque je la rencontrais pour la première fois. Elle me glissa dans les mains un paquet. « Joyeux Noël, mon garçon ». Je l’embrassais en retour, la remerciant pour le puzzle en bois 32 pièces.
Des années plus tard, A. me dira que c’est ce jour-là qu’ils avaient compris qu’elle perdait la tête. John et Grace, on savait tous qu’ils n’étaient déjà plus tout à fait avec nous. Le 25 décembre au matin, nous étions chez la grand-mère, mais le soir nous avions dormi chez eux.
John faisait les cent pas dans son jardin, une hache sur l’épaule. J’allais pour le saluer, il me jaugea du haut de ses presque deux mètres, grommelant dans la barbe qu’il portait longue, et s’éloigna avant que j’aie pu arriver jusqu’à lui.
« Mon Johnny, c’est un ours… Il aurait voulu être bûcheron. » Me dit Grace en me tirant par le bras. Elle me conduisit dans une pièce un peu en retrait de la maison. « C’est la chambre de mon fils ». Elle tira le couvre-lit pour moi. « Je n’ai pas changé les draps depuis qu’il est mort l’an dernier… C’est pour le garder encore un peu avec moi, tu comprends ? » Elle caressa la couverture après l’avoir pliée. « Mais ça ne me dérange pas si tu dors dedans toi aussi. »
Sitôt Grace partie, je me calais tant bien que mal dans le fauteuil, mais ne réussis que brièvement à dormir. La télé dans le salon était restée allumée, le volume trop fort pour pouvoir l’ignorer. À quatre heures, on frappa à ma porte. B. glissa un œil. «  Tu es réveillé, fils ? Quittons cette maison de fous, maintenant ! » Je pris ma valise, et me dirigeais vers la Buick. John était dehors, il coupait du bois. Il ne se retourna pas.


Tout un été d’écriture #28 et 29. Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon sur le tiers-livre : « construire une ville avec des mots. » Tous les auteurs et leurs contributions à retrouver ici.
(et toujours les vidéos de François Bon sur ses chaines youtube et Vimeo).


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2 réponses à « se déplacer, rencontrer | tout un été d’écriture »

  1. Avatar de Caroline D

    te lire, souvent, m’emporte là
    où se berce ma nostalgie
    … tendres vagues et marées d’hier…

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