Avant d’être roi, ou l’écriture par soustraction

J’ai débarrassé la poésie des phrases, des mots, des articulations. Je l’ai agrandie jusqu’au souffle. […] à partir de ce souffle peuvent naître un autre corps, un autre esprit, une autre langue, une autre pensée – / Je puis réinventer un monde et me réinventer. (Pierre Garnier)

L’apparente modestie du procédé, qui retourne les armes de la censure contre elle-même, ne doit pas faire oublier la savante malice du geste. Il ne s’agit pas de clamer que la poésie se dissimule dans n’importe quel texte mais de montrer comment, au moyen d’une vision-crible, il est possible d’arracher à la page saturée des bribes échappant aux diktats de la narration, de la description, du dire. Le poème, par essence, est un texte qui avance par sursauts: la coupe, le rejet, l’enjambement, le blanc… S’il avance troué, c’est pour mieux faire résonner zones d’ombre et espaces vierges. (Claro, à propos du Livre des poèmes express de Lucien Suel)

Je disais hier ne pas trouver d’équivalent français satisfaisant au terme « blackout poems » pour désigner ce genre remis au goût du jour en 2014 par Austin Kleon, et, bien sûr, j’avais oublié les créations de Lucien Suel, qui, sous le nom de « poèmes express », réalisait le même travail, dès 1987. Heureusement, l’ami Christophe Sanchez était là pour me le rappeler !

Lucien Suel s’est inscrit en quelque sorte en héritier de Brion Gysin et William Burroughs, mais, en remplaçant le découpage physique du cut-up par un caviardage du texte à l’encre noire, tout en conservant la dimension de recyclage et d’aléatoire du cut-up, a introduit une part plus grande de contrôle (Suel parle de « cut-up mental » !) ainsi qu’une dimension visuelle.
D’une certaine manière, l’objet qui en résulte tient tout autant de la littérature que de l’art. Une littérature spontanée, un art par accident, si l’on veut.
De fait, avec ces aplats de noirs sur la page, on peut penser à Soulage, par exemple, mais surtout au spatialisme, qui privilégie la dimension visuelle du texte.
Le mouvement poétique (à ne pas confondre avec son homonyme créé en 1950 par le peintre  Lucio Fontana), fondé par Ilse et Pierre Garnier dans les années 1960, considère la page comme un espace à investir, où la disposition des mots, des lettres et des blancs typographiques devient une composante essentielle du poème.

Le cut-up découpe et réassemble, le spatialisme éclate le langage sur la page pour en faire un espace plastique, et le poème express procède par sélection et effacement à partir d’un texte préexistant. Si elles diffèrent par leur rapport au texte et à sa matérialité, les trois « écoles » puisent dans l’esprit des avant-gardes (dadaïsme, surréalisme, Fluxus), cherchant à renouveler la poésie par le jeu, l’aléatoire, la contrainte ou le recyclage de matériaux existants.

C’est ce qui toujours me fascine dans l’histoire des arts (j’inclus ici la littérature), c’est la manière dont les créations se répondent, s’affrontent ou se réinventent. Alors évidemment, je n’ai pas la prétention de me réclamer de Gysin et Burroughs, d’Ilse et Pierre Garnier ou de Lucien Suel, mais j’avoue prendre un plaisir non feint à mes petites créations matinales, qui parfois me surprennent par la manière dont mon inconscient trouve à s’exprimer à travers les mots des autres.
Il y a une dimension ludique, et finalement peut-être cathartique, à cette pratique.


Comments

2 réponses à « Avant d’être roi, ou l’écriture par soustraction »

  1. Avatar de francoiserenaud

    j’avais moi aussi en tête Lucien Suel avec ses poèmes express que j’ai suivi longtemps sur X et l’idée d’enlever de la matière pour atteindre un nouveau sens…

    laisser faire les choses, l’oeil et la main

    merci pour cet élan

    1. Avatar de Philippe Castelneau

      Mais oui, je le suivais aussi à l’époque, je ne sais pas comment j’ai pu l’oublier. Un nouvel élan, c’est précisément ce que je trouve dans cette pratique. Merci à toi pour tes mots.

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