À quoi reconnaître qu’on est arrivé si l’on ne s’arrête jamais ? — Paul Morand
Combien de photos prises chaque seconde, désormais ? Quelque chose comme 61 400 images. 5,3 milliards par jour. La quasi-totalité de ces photos (plus de 94 %) sont réalisées avec des smartphones.
Combien le sont, en conscience ? J’entends par là, réfléchies, au sens où un photographe le fait du sujet, de la lumière, de l’exposition (la photo peut être spontanée, la démarche prévaut). 318 millions, si on soustrait les 94% réalisées avec un téléphone ? Allez, disons 350 ou 400 millions. Une bagatelle !
Se pose ensuite la question de la destination de la photo. Comme les manuscrits d’un auteur qui dorment dans un tiroir sans jamais être lus, des photographies stockées sur un disque dur ou la mémoire d’un smartphone n’existent pas vraiment. On écrit pour être lu, nos images sont faites pour être vues : expositions, tirages, livres.
Le marché du livre photo en France présente un paysage contrasté entre dynamisme créatif et fragilité économique. Le secteur de l’édition photographique est particulièrement dynamique avec environ 400 ouvrages publiés annuellement par plus de 200 éditeurs, grandes maisons, structures indépendantes, microédition, mais aussi autoédition. Cette vitalité créative s’accompagne d’une reconnaissance institutionnelle croissante du livre photo comme objet de création à part entière, valorisé par les collectionneurs et omniprésent dans les festivals spécialisés. Cependant, ce secteur reste économiquement précaire : les tirages moyens oscillent entre 600 et 1 000 exemplaires, les coûts de fabrication atteignent 20 000 € par titre (contre 2 000 € pour un roman), et, malgré un prix de vente moyen élevé de 50 €, la rentabilité demeure difficile à atteindre pour la majorité des éditeurs.
Le financement participatif permet à certains projets d’aboutir (de nombreux éditeurs indépendants y ont désormais recours), mais la concurrence est rude.
Le livre échos & chuchotements dont je vous parlais le mois dernier n’a malheureusement pas trouvé son financement (merci à celles et ceux d’entre vous qui s’étaient engagés à contribuer), mais les photos d’Alain sont visibles sur son site, où vous pouvez acheter des tirages.
Craig Mod a de son côté créé une structure qui lui permet de financer ses projets. Par exemple, publier de superbes livres photo. Auto-édités, certes, mais de qualité professionnelle.
Il arrive aussi que des photos soient redécouvertes longtemps après le moment où elles ont été prises. Je pense bien sûr à Vivian Maier, dont le travail gigantesque a été découvert par hasard après sa mort.
Il arrive enfin qu’une photo d’abord laissée de côté rentre tout à coup dans la légende. C’est le cas de celle prise le 25 mai 1965 par Neil Leifer, un photographe indépendant de 22 ans travaillant pour Sports Illustrated, quand Muhammad Ali toucha Sonny Liston d’un crochet du droit précis 1 minute et 44 secondes après le début de leur combat.
Son image d’Ali, écrit Bill Shapiro dans son article du New York Times — debout, menaçant, balançant son bras au-dessus de Liston vaincu — ne fit pas la couverture du magazine. Elle ne fut même pas utilisée pour la double page d’ouverture de l’article, paraissant plutôt en dernière page, puis croupissant dans le dossier d’un rédacteur photo. Et pourtant, maintenant, exactement 60 ans plus tard, la photo de Leifer est considérée par beaucoup comme la plus grande photo sportive de tous les temps.

“J’ai toujours su que la chance est essentielle en photographie sportive. Ce soir-là, j’ai eu la chance d’être bien placé et je ne l’ai pas ratée”, confie Neil Leifer à Bill Shapiro.
“J’ai utilisé un Rolleiflex moyen format pour sa qualité exceptionnelle et son cadre carré qui permettait de recadrer facilement en vertical ou horizontal. Nous avons éclairé le ring comme un studio photo avec trois stroboscopes pour faire ressortir les boxeurs et accentuer leur musculature. L’époque nous aidait : pas de publicités, tapis blanc uni, et cette fumée des cigares et cigarettes des spectateurs qui créait un arrière-plan dramatique quand les stroboscopes filtraient à travers. J’avais repéré l’endroit parfait au centre du ring. Je ne faisais que la mise au point manuelle et m’assurais que mes stroboscopes se rechargent. Tout s’est passé exactement où j’espérais.
Je pensais avoir réalisé une très belle photo et j’étais déçu qu’elle ne fasse pas la couverture. Mais après ça, je n’y ai plus vraiment songé, et personne d’autre non plus d’ailleurs. Cette photo n’a jamais reçu le moindre prix – rien du tout, pas même une mention honorable. Cette photo est devenue iconique parce qu’elle montre Ali jeune, au sommet de sa beauté et de son charisme sur le ring. C’est comme ça que les gens veulent se souvenir de lui : ce boxeur confiant, ce personnage extraordinaire dans toute sa splendeur.”
J’ai commencé ce billet en affirmant que nos images sont faites pour être vues. Je le crois sincèrement, mais la photographie peut aussi devenir une quête purement personnelle, une approche presque méditative où l’acte même de photographier devient sa propre récompense.
Gary Winogrand disait : je photographie pour découvrir à quoi ressemble une chose quand elle est photographiée. On pourrait s’en tenir à ça, et ça serait déjà beaucoup.
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