
Hier, j’étais porté par l’écriture d’un tout petit paragraphe. Pas seulement par les 70 mots qu’il renfermait, mais par ce qu’ils apportaient aussi à la scène tout entière.
Des moments comme celui-ci sont précieux, parce qu’ils relancent la machine. Ils ancrent la confiance.
Le risque, c’est de trop aimer ce qu’on écrit. Il faut toujours pouvoir prendre du recul par rapport à son texte. L’aimer, le défendre, mais le voir aussi dans son ensemble, apprendre à jauger son équilibre.
Deux réflexions que j’avais reportées dans mon journal, il y a un an et deux ans jour pour jour, font échos à cette réflexion :
Sophie Divry, dans Rouvrir le roman (noté il y a un an) :
Je connais un primo-romancier à qui son éditrice a dit : « C’est magnifique, ce que vous avez écrit, mais c’est trop noir, trop triste. Personne ne voudra lire ça. » C’est dans ces moments-là, pour contre-argumenter, que l’auteur tirera bénéfice d’avoir réfléchi à sa pratique. Et qu’est-ce que réfléchir, si ce n’est faire de la théorie ?
Avant même d’expliquer à un éditeur l’intérêt des digressions ou de la mélancolie en littérature, il lui faut être armé intellectuellement pour répondre que les lecteurs ne sont pas une entité anhistorique, mais une communauté à construire, voire à prendre à rebrousse-poil ; que se faire reconnaître peut prendre du temps ; et que, quand bien même les lecteurs ne suivraient pas tout de suite ni en foule, cela vaut la peine d’aller jusqu’au bout de ce qu’on a dans le ventre, en tant qu’artiste, plutôt que, outrepassant certains ajustements inévitables, l’éditeur nous conduise à araser nos reliefs et à préférer la prudence. Certes, avec de la prudence on fait des livres, mais fait-on de la littérature ?
Bien sûr qu’il faut défendre son texte, s’accrocher aux plissements, aux accidents. Mais il ne faut pas perdre de vue le livre dans son ensemble. Et couper, même si c’est difficile. C’est ce que dit Bret Easton Ellis dans une interview réalisée par Laurent Binet (propos notés il y a deux ans) :
There were two cuts in Imperial Bedrooms that were very painful to make. One came about because my editor and I got into an argument over the Palm Springs sequence near the end, with the boy and the girl. And he thought I went too far and that there were some details that he found too grotesque, and he said, “You have to remove them, because they are distracting to the reader. Your point for the scene, you’ve made it, in fact you’ve made it too much, so please, for me, take a couple details away.” And I did, and I regret it, I wish I’d kept them, but it was a bad week and he’d ground me down.And then the other one, there’s a sequence early on in the book where Clay takes an actress to lunch in a restaurant, which is based on a restaurant that I go to a lot in Los Angeles. In the back of the restaurant there’s this silver wall and I had written five sentences describing the wall, and I thought that they were fantastic writing. I was very proud of myself. I thought that they were beautiful sentences about the silver wall, and it was just like pure poetry and so cool sounding, and then I realized Clay would never notice that wall, and I kept trying to keep it in there, but the whole point of this scene is that his focus is on this actress he’s trying to fuck and it’s just like, there’s no way that wall is going to come into play, it’s just me showing off, or thinking I’m showing off, and I had to cut it. So I did cut that . . . but that happens a lot.That happened a lot in American Psycho where in the notes on how to have the narrator narrate that book there were no metaphors because Patrick Bateman doesn’t see things as something else. He sees them only as their surface . . . whatever. It’s just that I like working within a narrator’s voice, but at times there is a limitation. To make the narrator sound authentic, there are some things you need to give up. Not every narrator should sound like a college professor. And in most American novels, no matter if it’s a poor girl who lives in a shack in the woods, or a working-class guy who works in an auto-repair shop, everyone sounds like a college professor, everyone waxes lyrical on the sky, on the fields.*
*Il y a eu deux coupes dans Imperial Bedrooms qui ont été très douloureuses à faire. L’une d’entre elles est survenue parce que mon éditeur et moi nous sommes disputés à propos de la séquence de Palm Springs vers la fin, avec le garçon et la fille. Il pensait que j’étais allé trop loin et qu’il y avait des détails qu’il trouvait trop grotesques, et il m’a dit : « Tu dois les enlever, parce qu’ils distraient le lecteur. Ton point de vue sur la scène, tu l’as fait, en réalité tu l’as trop fait, alors s’il te plaît, pour moi, enlèves quelques détails. » Et c’est ce que j’ai fait, et je le regrette, j’aurais aimé les garder, mais c’était une mauvaise semaine et il m’avait puni… Et puis l’autre, il y a une séquence au début du livre où Clay emmène une actrice déjeuner dans un restaurant, qui s’inspire d’un restaurant que je fréquente beaucoup à Los Angeles. Au fond du restaurant, il y a un mur argenté et j’avais écrit cinq phrases décrivant le mur, et j’ai pensé que c’était un texte fantastique. J’étais très fier de moi. J’ai réalisé que Clay ne remarquerait jamais ce mur, et j’ai continué à essayer de le garder, mais le but de cette scène est qu’il se concentre sur cette actrice qu’il essaie de baiser, et il n’y a aucune chance que ce mur entre en jeu, c’est juste moi qui m’exhibe, ou qui pense que je m’exhibe, et j’ai dû le couper.
Je l’ai donc coupé… mais cela arrive souvent. C’est ce qui s’est passé dans American Psycho où, dans les notes sur la façon dont le narrateur devait raconter ce livre, il n’y avait pas de métaphores parce que Patrick Bateman ne voit pas les choses comme de possibles autres choses. Il ne les voit que comme ce qu’elles sont en surface… peu importe. C’est juste que j’aime travailler avec la voix d’un narrateur, mais il y a parfois des limites. Pour que le narrateur ait l’air authentique, il faut renoncer à certaines choses. Tous les narrateurs ne doivent pas avoir la voix d’un professeur d’université. Et dans la plupart des romans américains, qu’il s’agisse d’une pauvre fille qui vit dans une cabane dans les bois ou d’un ouvrier qui travaille dans un atelier de réparation automobile, tout le monde parle comme un professeur d’université, tout le monde parle avec lyrisme du ciel, des champs.
Laisser un commentaire