Le chien noir de Winston Churchill

« c’est lorsque je suis Jeanne d’Arc que je m’exalte » — Winston Churchill1

Winston Churchill at his seat in the Cabinet Room at No 10 Downing Street, London. © IWM (MH 26392)

Tout est parti d’un texte publié il y a quelques semaines par Warren Ellis dans sa newsletter, à propos des « routines de travail », détaillant ainsi celle de Winston Churchill2 :

Avez-vous déjà vu la routine quotidienne de Winston Churchill ? Réveil à 7 h 30, petit-déjeuner accompagné d’un whisky-soda au lit, où il traînassait pendant trois heures et demie à lire les journaux, faire sa correspondance et travailler avant de se lever pour une promenade. Il déambulait pendant deux heures en sirotant du whisky et, sans doute, en rudoyant les domestiques, avant de s’asseoir pour déjeuner et boire une bouteille de champagne. Après un repas de deux heures et demie, il travaillait pendant une heure et demie avec un verre de cognac, puis faisait une sieste de quatre-vingt-dix minutes. Il flânait encore une heure et demie avant de s’attabler pour le dîner. Qui durait généralement jusqu’à minuit, en buvant une autre bouteille de champagne et fumant plusieurs cigares. Ensuite, il se relevait et travaillait au moins une heure, parfois trois, alimenté par davantage de brandy. Il a vécu jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Il a été deux fois Premier ministre et a écrit plus de quarante livres. J’ai décidé de me consacrer plus à ma correspondance. Et de boire davantage.

Le texte d’Ellis prête évidemment à sourire, mais cette routine alcoolisée cache une réalité plus sombre. Car derrière cette apparente nonchalance se dissimulait le mal dont souffrait Churchill, qu’il nommait son « chien noir ». Cette expression, qu’il avait empruntée à Samuel Johnson, désignait ses accès récurrents de dépression profonde. Comme le détaille Wikipedia :

Le « chien noir » (en anglais, black dog) fait référence aux nombreux accès de dépression dont Winston Churchill a souffert tout au long de sa vie, bien qu’il ait réussi la plupart du temps à camoufler cette maladie. De nature plausiblement cyclothymique, il passait par des phases d’abattement et vivait de véritables crises d’anxiété. Si, pendant la première partie de sa vie, il parvenait tant bien que mal à gérer la situation, il aurait souffert de son premier épisode de dépression en 1910, à l’âge de 35 ans. La digue s’est rompue lorsqu’il s’est retiré de la vie politique, à 80 ans.

Homme d’état, écrivain, peintre, Churchill souffrait d’un trouble dépressif persistant, qui se manifestait le plus souvent dans ses périodes d’oisiveté. On comprend mieux dès lors sa boulimie de travail, sa farouche volonté de réussir, sa détermination à mener son peuple à la résistance face aux nazis.

Mais, si cette hyperactivité constituait un rempart contre son spleen, sa consommation d’alcool trahissait le mal qui le rongeait. Whisky dès le matin, champagne au déjeuner, cognac l’après-midi, brandy la nuit : cette pharmacopée quotidienne révèle moins l’excentricité d’un aristocrate que la stratégie d’automédication d’un homme en souffrance.

Trop souvent, on considère avec condescendance ou ignorance le trait mélancolique comme une posture, une prédisposition romantique ou une faiblesse. « [L]a mélancolie est l’inquiétude que provoque chez l’homme la proximité de l’éternel », écrit Romano Guardini dans son livre De la mélancolie3. Il y a quelque chose de séduisant, d’envoutant même, à se laisser aller à cette douce tristesse. Je l’éprouve souvent, ce sentiment. Mais j’en connais les dangers, et j’essaie le mieux possible de me tenir à distance du chien noir que je devine tapi dans l’ombre : il attend patiemment que je baisse la garde pour se jeter sur moi et me dévorer.

La mélancolie nourrit peut-être la création. Elle peut tout aussi bien la détruire.


  1. Cité par William Manchester, Rêves de gloire : 1874-1932
    , Paris, Robert Laffont, 1985 ↩︎
  2. Warren Ellis – Orbital Operations for 7 September 2025 ↩︎
  3. Romano Guardini – Vom Sinn der Schwermut (1928) – Trad. française de Jeanne Ancelet-Hustache : De la mélancolie, Éditions du Seuil, Paris, 1952. ↩︎


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6 réponses à « Le chien noir de Winston Churchill »

  1. Avatar de Patrick B.

    Ça me rappelle que pour les grecs anciens l’origine de la mélancolie était peut-être un dysfonctionnement hépatique, intrabilaire ( la bile noire ) dans ces cas-là l’alcool ne doit pas trop aider à en sortir… Mais « chien noir » est une bien meilleure image.

    Sinon, Henri Salvador chantait ‘le travail c’est la santé… », mais c’est une autre histoire.

    1. Avatar de Philippe Castelneau

      Je crois que l’alcool n’aide jamais à se sortir de quoi que ce soit ! 😉
      Et il vaut mieux être lucide quand on affronte des démons (les siens, ou d’autres !).

      J’aime assez cette idée de « bile noire », qui décrit plutôt bien ce que peut être ce sentiment quand il nous submerge, quelque chose d’assez organique, en définitive.

  2. Avatar de les-ateliers-du-deluge

    J’ai le souvenir d’avoir désiré cette « douce tristesse » durant ma jeunesse… La tenir en respect, oui, tant qu’elle nourrit ton écriture ! [Et à la mélancolie seule, peut-être préférer la « saudade » pour l’espérance qu’elle suppose ,-)]

    1. Avatar de Philippe Castelneau

      Oui, saudade est plus juste ! Merci infiniment Marlen…

  3. Avatar de Caroline D

    Merci. Et pour tes notes d’atelier d’il y a une semaine. Qui m’ont laissée deux fois muette.

  4. Avatar de francoiserenaud

    chacun aurait son « chien noir », son lot de sang et d’humeurs noires, sa pulsion au noir… pour avoir le goût de la phrase longue, sans doute faut-il s’abandonner parfois à son flux, ou alors pour traverser une forêt d’automne…

    je ne sais pourquoi mais j’entends des échos de Rilke en lisant cela…

    merci pour ce bel article qui me traverse et me rend tout à fait vivante

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