Dans un pub, non loin de St Christopher’s place, il y a une inscription au plafond que l’on ne peut vraiment lire qu’allongé sur le sol. C’est une citation attribuée à l’acteur Oliver Reed : S’ils peuvent se coucher sur le plancher sans avoir à se tenir, alors ils ne sont pas ivres, tout juste se reposent-ils. Au Hand and Shears, sur Middle street, les prisonniers étaient jugés à l’étage, et si le jugement était en leur défaveur, ils étaient autorisés à boire un verre au bar avant d’être conduits à la potence. Le Two Brewers, du côté de Covent Garden, s’appelait autrefois le Sheep’s Head, parce qu’on y déposait chaque jour à côté de l’entrée la tête d’un mouton fraichement abattu. Un chien, plus vrai que nature, portant sur sa tête une lampe surmontée d’un abat-jour, est installé au-dessus de la porte du Black Dog, à 200 mètres de notre hôtel, du côté de Vauxhall. C’est une grande pièce qu’un simple comptoir sépare des cuisines. On y sert des burgers et du fish & chips, et on y propose à la pression une dizaine de bières différentes.
Sur Charlotte Street, la Fitzroy tavern est dans les années 30 une sorte de laboratoire culturel en ébullition permanente où se croisent les écrivains George Orwell, Nina Hamnett et Cyril Connolly, le dramaturge Thornton Wilder, le sculpteur Jacob Epstein, le poète Dylan Thomas, le peintre Augustus John ou encore l’occultiste Aleister Crowley. L’influence bohème du pub est alors telle qu’on baptise du nom de Fitzrovia ce quartier jusque là anonyme, coincé entre Camden et Westminster. Arrivés en métro par la station Goodge Street via la Northern Line, nous marchons un long moment dans les rues, nous perdant un peu, avant de pousser enfin la porte de la célèbre taverne. C’est un pub très classique, plutôt sympathique, avec ses boiseries, ses banquettes en moleskine, et ses tableaux aux murs — photos, coupures de presse, affiches — qui évoquent l’histoire désormais prestigieuse du lieu, mais de l’esprit d’antan il ne reste pas grand-chose, sinon une « writers’ and artists’ room » au sous-sol, une pièce étroite où quelques tables, plus grandes qu’à l’étage, permettent de se retrouver au calme entre amis. Le mercredi s’y tient désormais le Pear Shaped Comedy Club, un open mic ouvert aux humoristes, et le jeudi, depuis 1984 — peut-être en hommage à Orwell —, ce sont les fans de la série Doctor Who qui s’y réunissent, mais les écrivains et les artistes semblent avoir depuis longtemps désertés le lieu.
Reste que le pub porte encore, malgré tout, traces de leur passage. « Vous n’avez rien vu de Londres si vous n’avez pas vu la Fitzroy Tavern », aurait dit un jour un critique réputé, alors nous y voilà, et ici je bois trois pintes de bière, la première à la mémoire de Dylan Thomas, la deuxième pour George Orwell et la troisième au souvenir d’Aleister Crowley, avec une pensée pour Jimmy Page, qui s’est voulu son disciple.
Dylan Thomas, dont on fêtait en 2014 le centenaire, préfigurait peut-être l’open mic en se produisant ici comme on se produit dans un théâtre, déambulant dans le pub ou debout sur une table, complètement saoul, déclamant ses vers à la cantonade. Né à Swansea, au pays de Galles, il s’installe à Londres en mai 1941, répondant à l’invitation du poète et éditeur Victor Benjamin Neuberg. Son style, qui privilégie l’oralité, trouve quelques années plus tard dans la radio de l’immédiat après-guerre un vecteur de choix, et Thomas devient un habitué de la BBC où il est régulièrement invité, et pour qui il écrit plusieurs pièces radiophoniques. Dans son livre, Ici Londres !, Barry Miles rapporte l’anecdote suivante : « (…) en octobre 1953, pendant une soirée particulièrement arrosée, il a perdu le manuscrit de son œuvre la plus connue, Under the Milk Wood (Au bois lacté). Douglas Cleverdon, son producteur à la BBC, est retourné dans tous les bars où Dylan Thomas s’était arrêté et a réussi à retrouver le texte à l’Admiral Duncan, à Old Compton Street. »
Do not go gentle into that good night : N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit, écrit-il en 1951 à propos de la mort. Poète excessif, alcoolique et maudit, comme il se plaisait à se définir lui-même, il meurt à 39 ans en protorockstar, au cours de sa troisième tournée américaine, alors qu’il séjourne au déjà mythique Chelsea Hotel de New York. Le 3 novembre 1953, à deux heures du matin, de retour d’une virée mémorable à la White Horse Tavern de Greenwich Village, il déclare au portier : « Je viens de m’envoyer 18 whiskies cul sec. Je crois qu’on peut qualifier ça de record ! »
N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit
On ne le voit pas de tout le lendemain ni le jour suivant, aussi commence-t-on à s’inquiéter. Ses amis viennent à son chevet, le trouvent très affaibli. On lui injecte bientôt des stéroïdes, de la morphine, mais rien n’y fait, son état empire, il est finalement hospitalisé dans un état comateux le 5 novembre. On prévient sa femme Caitlin qui arrive aussitôt d’Angleterre, et ses premiers mots lorsqu’elle pose le pied sur le sol américain sont pour demander si le crétin est déjà mort. Conduite à son chevet, elle est autorisée à rester 40 minutes avec lui, mais revient l’après-midi, complètement ivre. Elle est prise d’une crise de folie et on doit l’enfermer après lui avoir enfilé une camisole de force. Dylan Thomas meurt quelques jours plus tard, officiellement d’une pneumonie, aggravée par son alcoolisme. Caitlin lui survit 41 ans, et on l’enterrera en 1994 à ses côtés, au cimetière de Laugharne, au Pays de Galles.
Les hommes graves, près de mourir, qui voient de vue aveuglante
Que leurs yeux aveugles pourraient briller comme météores et s’égayer,
Ragent, s’enragent contre la mort de la lumière.
Le texte est extrait du livre L’appel de Londres, paru en 2015 aux éditions publie.net, que vous pouvez acheter au format numérique ou papier, selon votre goût.
J’ai pris la photo ci-dessus à Londres, un soir de janvier 2018.
Rain street est une sacrée bonne chanson des Pogues !
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